dimanche 20 mars 2016

Ruines Tome 3 : Jour - PROLOGUE

En avant-première, découvrez le prologue du tome 3 de Ruines !

(bon courage)


NE LISEZ PAS CE PROLOGUE SI VOUS N'AVEZ PAS LU LES DEUX PREMIERS TOMES !!!


La discipline.
C’était capital. Elle n’acceptait pas qu’on passe outre sa discipline, qu’on s’écarte du chemin qu’elle dessinait, qu’on puisse même esquisser un pas hors de la ligne droite qu’elle avait tracée.
Elle n’acceptait pas les dérapages, les fautes, les erreurs. Non. Tout était question de droiture, d’obéissance et de contrôle. Chaque chose avait sa place et chaque personne également. Et, si faute de discipline il y avait, correction était nécessaire. Dans tous les cas. C’était ainsi qu’elle avait créé son monde, qu’elle le gérait, qu’elle le maintenant.
Ainsi qu’elle devait réagir, maintenant. Discipline.
Installée dans son fauteuil de velours rouge, dans le coin de son boudoir favori, Eileen Wood jugeait sobrement du regard la femme face à elle. La femme dont elle tenait la vie entre les mains, comme pour tous ses employés. La femme à qui elle avait imposé une discipline qui se devait d’être respectée.
Elle souriait, poliment. Pourtant, dans la salle et parmi les trois domestiques et six gardes entourant le gouverneur, le silence était tendu, oppressé. Chacun savait que les moments à venir allaient être décisifs pour la personne en instance du jugement d’Eileen Wood. Chacun avait compris au petit pincement de lèvres qu’une faute avait été commise, qu’une peine serait à payer. Ainsi était la procédure pour toutes les personnes entourant Eileen Wood, gouverneur de trente-quatre ans au visage aussi angélique qu’une poupée.
Une main de fer dans un gant de velours.
Discipline.
— Je ne comprends pas, souleva Eileen Wood d’un timbre délicat, en croisant ses jambes devant elle. Pourquoi mon thé est-il froid, Armenia ?
La domestique se courba, si fortement que ses os craquèrent sous le mouvement, que son front manqua toucher le sol. Ses mains, posées sur ses genoux osseux, tremblaient si fort qu’elles claquaient contre le bas de sa jupe. Eileen Wood attendit, les doigts refermés autour de sa tasse de thé. Sa tasse de thé qui n’était pas à la température désirée. Non, il était trop froid, beaucoup trop froid. C’était inadmissible.
— Je suis confuse, madame, énonça la vieille femme d’une voix aussi vibrante de vérité que paniquée. Je ne comprends pas, votre eau a été portée à ébullition il y a douze minutes exactement, comme je le fais quotidiennement.
— Il n’est pas « comme d’habitude », Armenia, décréta Eileen Wood en caressant doucement la tasse de son index. Sinon, je ne vous aurai pas fait sommer. Il n’est absolument pas « comme d’habitude ». Pourquoi mentez-vous, Armenia ? Je n’aime pas le mensonge.
Un glapissement. Armenia, toujours pliée en deux, hésita quelques secondes avant de répondre :
— Je vous prie de bien vouloir excuser cette incommensurable faute, madame.
L’air sembla remuer, les dos se tendirent, les muscles se raidirent. Des lèvres se relevèrent, sur le visage d’un officier, d’un seul officier, au teint aussi basané que son regard était noir. Une réaction qui contrastait totalement avec les regards tourmentés des autres, en proie à la douleur qui émanait de la vieille domestique.
— Savez-vous ce qu’est la discipline, Armenia ?
Le ton était toujours courtois, le sourire présent. Mais le regard du gouverneur était aussi froid qu’un glaçon, plus dangereux que jamais. Armenia, le front baissé, ses cheveux gris tombant dans son cou sous son épais chignon, n’osa pas répondre.
— Armenia, j’attends.
Une déglutition qui se fit entendre dans la pièce, aussi fortement qu’un hurlement. La tension, vibrante, intense, rendait la respiration de chacun difficile. Sauf pour la personne qui continuait de juger, la main autour de cette tasse de thé qui refroidissait de seconde en seconde. Sauf pour cet officier et son sourire qui dévoilait de plus en plus de dents.
— Oui… oui, Madame, finit par murmurer la quinquagénaire d’un ton faible, aussi difficile que si elle venait de manger une poignée d’aiguilles.
— Je vous écoute.
— C’est… c’est répondre à vos attentes, madame.
Tous retinrent leur souffle. La main d’Eileen Wood se figea sur la tasse, peau diaphane sur la porcelaine blanche.
— Répondre à mes attentes… souffla Eileen Wood dans le silence de la pièce. Et vous pensez avoir répondu à mes attentes, Armenia ? Vous pensez avoir répondu à mes attentes ? Non ! Vous n’avez pas répondu à mes attentes !
Le timbre posé s’était transformé en tempête de glace. La pauvre domestique, semi-redressée, ses joues creusées et ridées pleines de larmes, encaissait chaque syllabe d’un tressaillement. Elle fit un pas en arrière quand la tasse vola à côté d’elle et éclata en morceaux en se brisant contre le mur.
— Levez la tête, Armenia, ordonna Eileen Wood en quittant son siège avec l’élégance et la hauteur qui l’incarnait pour aller faire un pas vers sa cible.
La domestique obéit, croisant le regard noisette du gouverneur. Ses iris remplis de crainte criaient à la clémence, au pardon. Eileen glissa un doigt sur la joue pâle de la quinquagénaire et s’arrêta sur la cicatrice qui ornait son visage, du bord de son sourcil droit jusqu’à sa lèvre. Puis, elle dérapa vers son oreille, dont il manquait une partie du lobe. Elle attrapa finalement la main de la pauvre femme en contemplant l’espace où manquaient l’auriculaire et l’index, adressant un doux sourire à Armenia. Qui écarquilla alors les yeux de terreur.
— Vous n’aurez plus besoin de votre pouce.
Les yeux de la domestique s’agrandirent davantage, elle entrouvrit la bouche sur un cri muet. Eileen Wood la congédia d’un signe de la main.
— Assez, maintenant. Faites ce que vous avez à faire, dit-elle à l’un des gardes qui acquiesça aussi vite. Armenia, mon thé sera à la parfaite température, demain. Où vous n’aurez plus de doigts à agiter. Qu’en est-il de mes vieux amis, officier Kaan ?
La vieille femme sortit en sanglotant, accompagnée de son futur bourreau. La remplaça en face d’Eileen Wood ce soldat d’une vingtaine d’années au physique avantageux, dont le teint foncé contrastait totalement avec la peau claire du gouverneur. Le jeune homme croisa ses mains sur le devant de son impeccable costume sur mesure, et haussa le menton avant de débuter :
— Le gouverneur a laissé un ultimatum à son fils, madame. L’un de nos soldats a pu assister à toute la scène, et m’en a rendu témoignage. Le fils Johns est décidé à ne plus donner de comptes à son père, selon toutes apparences. William Johns a dû utiliser de la force pour le convaincre, avec un otage. Il a par ailleurs grièvement blessé l’un des alliés de son fils.
Les mains croisées dans le dos de sa longue robe bordeaux, Eileen Wood tendit le cou vers son interlocuteur et lui indiqua d’un signe de tête son étonnement.
— Un seul ?
— Je pense que c’était une démonstration de force, madame.
— Quel était cet allié ?
Kaan n’hésita pas une seconde.
— Il s’appelle Maxim Tyrel, madame.
— Vous le connaissez ?
— Oui, madame.
Eileen Wood s’arrêta devant l’officier. Et le toisa longuement, cherchant une faille sous l’apparence impassible du jeune homme. Sans avoir vu l’ombre d’un cil bouger, elle secoua la tête avec amusement et se réinstalla sur son siège pour croiser ses jambes au niveau des chevilles, le dos droit.
— Expliquez-moi.
— J’ai vécu quelque temps dans son refuge, madame. Il m’a aidé durant la période où j’étais seul, avant de vous servir. (il hésita une seconde) Je l’ai trahi. J’ai manqué tuer l’une des leurs, après avoir voulu abuser d’elle.
Pas la moindre once de remords sur le visage anguleux du soldat. Au contraire, une certaine fierté brillait dans son regard, aussi perfide que son propriétaire. Eileen Wood haussa un sourcil, nullement ennuyée par cette réponse.
— Peu importe, mon cher officier. Le passé est passé. Va-t-il mourir ?
— Il y a de fortes possibilités que ce soit déjà fait, madame.
— Bien, très bien. Pourquoi le fils Johns agit-il comme ça, officier Kaan ?
— Je pense qu’il cherche à s’affranchir de son père, madame. Qu’il veut créer sa propre force. Et que le gouverneur Johns n’est pas d’accord avec son idée de liberté.
Eileen Wood acquiesça, un doigt sur le menton, l’autre sur la joue. Elle esquissa un sourire en direction de l’officier Kaan.
— C’est intéressant. Je veux utiliser cette dissension. Que pensez-vous que je puisse faire, officier ?
Il releva le menton, bomba le torse et étendit ses lèvres de façon sournoise, mesquine.
— Le gouverneur Johns n’aurait pas laissé un ultimatum à son fils s’il n’était pas contrôlé par ses sentiments, madame. Il ne veut pas le voir s’éloigner de lui. Aussi, je pense que nous pourrions lui faire perdre ses moyens en jouant sur ce point.
— Tuer le fils Johns ?
— Oui, madame. À mon goût, il est aisé de deviner que les deux faiblesses de William Johns sont respectivement sa soif de pouvoir et ses enfants.
— Bien. Très bien, Kaan. Alors, nous tuerons le fils Johns. Après l’avoir fait parler, bien entendu.
Ce n’était pas un ordre, mais une condamnation. Les dés étaient lancés concernant le sort d’Alexander Johns.
— Bien, madame. Je lance une requête pour mettre la main sur lui.
— Faites. Mais avant de le tuer, j’insiste, officier… Je veux toutes ses connaissances, jusqu’à la dernière. Utilisez la manière forte.
— Si je peux me permettre…
— Oui, officier, permettez-vous, sourit-elle en voyant une lueur s’allumer dans les prunelles d’un noir d’encre. Coupez-lui mains, jambes et pieds s’il le faut. Faites-le parler. Et tuez-le, que le sang coule dans la famille de mon cher ennemi ! Faites de même pour la fille Johns, cette dénommée…
— Ella, madame.
— Ella, je veux que vous lui mettiez la main dessus et que vous lui arrachiez les membres un à un avant de les envoyer à William Johns. Qu’elle souffre, qu’il souffre, qu’il pleure… que sa faiblesse puisse m’être utile.
L’officier observa soudainement ses mains, mal à l’aise. Eileen Wood lui indiqua d’un froncement de sourcils qu’elle attendait qu’il parle.
— La fille Johns est constamment entourée d’une garde rapprochée, madame, énonça Kaan avec regret, et n’est pas autorisée à sortir de la résidence sécurisée du gouverneur.
— Peu importe. Trouvez le moyen d’y entrer. Faites quelque chose, je me moque de ce qu’il en est, mais abattez cette fille.
— Bien madame.
Il tourna le dos pour se retirer, elle l’interpella avant qu’il ne s’éloigne :
— Et trouvez-moi Aubrey.
Kaan cilla légèrement, affichant un masque d’étonnement pendant l’espace d’un microscopique instant, pendant qu’il se tournait vers le gouverneur. Il retrouva son calme apparent, sa fierté et sa suffisance, tandis qu’il demandait :
— Aubrey, madame ?
— Elle se fait appeler Reine, désormais. Je veux lui proposer une offre.
— Puis-je lui transmettre ?
— Bien entendu, officier, sourit Eileen Wood en tendant la main vers le jeune soldat.
Méticuleusement, au ralenti, il se rapprocha d’elle, comme s’il était envouté. Elle le laissa faire, patiente, jusqu’à ce que leurs visages ne soient qu’à quelques centimètres l’un de l’autre. Sa main glissa sur la joue râpeuse du soldat, en une caresse chargée de douceur, de promesses contenues.
— Dites-lui que je lui propose d’annuler son bannissement si elle me permet de mettre la main sur Alexander Johns, murmura-t-il tandis que les iris d’encre glissaient vers la bouche vermeille.
— Bien madame, murmura-t-il après avoir laborieusement dégluti, absorbé par le visage du gouverneur et les promesses pleines de charme qu’il y lisait.
Elle sourit. Et l’éloigna d’une poussée sur le torse. Les instants charnels n’étaient prévus que pour la soirée. Elle avait à faire avant. Elle reprit de façon péremptoire :
— Je veux que la ville entière soit surveillée, je veux que ce garçon ne puisse pas faire un pas sans s’exposer à nos soldats. Dites à Reine qu’elle déploie sa ridicule armée… et qu’elle pourra retrouver sa position au sein de la mienne en cas de réussite. Elle pourra régner sur la ville, comme elle l’entend.
— Bien, madame, murmura Kaan en hochant la tête avec solennité.
— Allez-y, officier, déployez vos hommes. Trouvez-moi les Johns. Tuez-les, sauvagement, comme ils le méritent. Ensuite, nous attaquerons.
Il opina, bras croisés derrière le dos. Elle le congédia d’un geste de la main.
— C’est tout, maintenant, officier Kaan. Laissez-moi. Pour le moment. Je dois me faire apporter un nouveau thé.
Elle obliqua son menton vers une domestique terrorisée :
— Vous avez cinq minutes. Dépêchez-vous. Je n’ai pas envie de faire couper d’autres doigts aujourd’hui.
Kaan osa un sourire, répondant à celui que le gouverneur se retenait d’esquisser. La servante déguerpit avec un glapissement horrifié.
Eileen Wood retomba contre le dossier de son fauteuil, satisfaite.
Discipline.
Tout était dans la discipline.
 

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